EXCELLENCES ITALIENNES: ART ET RESTAURATION - POURQUOI GIOTTO?
Interventions réalisées sur les œuvres de Giotto dans la Chapelle Scrovegni et à la Basilique de Saint François, à Assise, selon la Théorie de la restauration de Cesare Brandi.
Strasburgo 10 maggio 2011di Giuseppe Basile
POURQUOI GIOTTO?
S’il est vrai que la grandeur d’un artiste est rarement reconnue de son vivant, Giotto est cependant encore en pleine activité quand Dante Alighieri, le plus grand poète italien et l’un des plus importants d’Europe, l’évoque dans son poème La Divine Comédie, comme celui dont la renommée a rejeté dans l’ombre celle du grand peintre florentin Cimabue.
Après sa mort, il atteignit rapidement une dimension mythique et sa réputation n’a jamais fléchi au cours des 7 siècles qui se sont succédé après sa disparition.
Mais en quoi consiste la grandeur de Giotto?
Giotto met fin à la peinture médiévale et fait entrer la peinture européenne dans la modernité grâce à son habileté géniale à représenter l’homme, à le reproduire avec une maestria technique inégalable dans l’espace, dans la nature, dans ses sentiments, comme le met en évidence la comparaison de son œuvre avec celle d’artistes qui lui sont contemporains ou même postérieurs, mais encore attachés à une tradition culturelle que Giotto avec dépassée et dont il s’était éloigné à jamais.
Par ailleurs, nous en avons la preuve par le fait qu’il n’existe aucun grand artiste italien qui ne fasse expressément référence à ses œuvres – je ne pourrai vous montrer que quelques exemples tirés du cycle pictural de Giotto, la Chapelle Scrovegni.
QUE SIGNIFIE RESTAURER UNE ŒUVRE D’ART ?
Quand nous constatons une avarie, un dysfonctionnement, même dans notre corps, il faut entreprendre les réparations nécessaires pour que les fonctions normalement exercées soient rétablies.
Bien entendu, il ne s’agit pas forcément de fonctions vitales : si nous avons par exemple un problème de calvitie, notre vie n’est pas en danger, mais nous nous sentons plus à notre aise si nous parvenons à y remédier et à conserver notre chevelure.
C’est la même chose pour les œuvres d’art.
Prenons par exemple la Chapelle Scrovegni.
Enrico Scrovegni, un des hommes les plus riches de son temps, l’a fait peindre il y a 7 siècles, entre 1303 et 1305, et Giotto y a représenté à travers environ 100 sujets comment l’Humanité a été rédemptée et sauvée du pêché originel par le sacrifice du Christ sur la croix. Je vous en ai montré des détails et je vous en ferai voir d’autres : cette vue qui embrasse pratiquement tout l’intérieur de la Chapelle a été obtenue par la technique du fish eye .
Pour en venir à la restauration, il est clair que le trou en haut à droite doit être réparé pour éviter qu’il ne s’élargisse et ne fasse tomber la peinture autour.
Dans le cas du détail de l’Enfer avec les damnés, nous ne courons pas ce risque, mais la couleur a jauni suite à une intervention de restauration impropre faite au début des années soixante du siècle dernier, et cette altération ne permet pas d’apprécier pleinement la qualité de la peinture originale.
Dans des cas de ce genre, les opérations nécessaires sont assez semblables à celles que l’on entreprend pour n’importe quel type d’objet assumant une grande importance ; on effectue toute une série d’activités préventives, qui, dans le cas de la Chapelle Scrovegni ont duré environ 20 ans, se traduisant par de nombreuses recherches historiques, des études scientifiques, des interventions de réparation et de protection de l’édifice jusqu’à la mise en œuvre d’un système technologiquement avancé pour prévenir la dégradation ultérieure de ses peintures si précieuses.
Cependant, si on se trouve face à des situations telles que celle que vous voyez ici, c'est-à-dire à des œuvres au tissu pictural incomplet, intervenir pour retrouver une image complète n’est pas aussi simple qu’il n’y pourrait paraître ; on a pu constater que très souvent, par le passé, des interventions inadéquates ont fini par compromettre irrémédiablement justement la valeur artistique qui faisait de l’œuvre concernée une œuvre d’art unique et inimitable, comme dans le cas de cette image de St François peinte par Cimabue à l’intérieur de la Basilique d’Assise, et « complétée » au début du XIXe siècle dans le goût de l’époque, et donc complètement différente de toutes les autres images, plus antiques, du Saint.
Par ailleurs, l’impératif du respect de l’authenticité de l’œuvre impose comme uniques alternatives possibles celle de laisser visibles les parties manquantes ou de les camoufler avec ce que l’on appelle la « teinte neutre », l’une et l’autre donnant des résultats assez peu satisfaisants, en ce sens que la lecture et donc la jouissance de l’œuvre s’en trouvent fortement pénalisées.
La solution de ce problème constitue l’une des contributions à l’histoire de la restauration des œuvres d’art les plus importante de Cesare Brandi, à juste titre universellement considéré comme le père de la restauration moderne.
Sa Théorie de la Restauration, traduite dans les principales langues du monde, y compris les langues orientales, n’a pas pris une ride depuis sa parution, il y a plus d’un siècle. Ceci dérive entre autre du fait qu’elle a son origine et qu’elle s’est développée jour après jour à partir d’un rapport continu avec l’activité pratique de restauration : Brandi a en effet dirigé pendant 20 ans l’Istituto Centrale del Restauro qui venait d’être créé. Considéré comme l’un des plus importants critiques et historiens d’art du siècle passé, c’est également un profond connaisseur de toutes les expressions artistiques, un grand poète et écrivain ainsi qu’un journaliste talentueux : enfin, on peut dire que c’est l’un des derniers « humanistes » de la culture européenne.
La formation du concept original d’« unité potentielle de l’œuvre d’art » et la mise au point conséquente de deux techniques qui ont permis de l’appliquer à la peinture, telles que le tratteggio et l’abaissement chromatique optique, ont enfin apporté une solution adéquate au problème de la réintégration des lacunes.
Nous allons maintenant voir comment ces deux techniques ont été mises en œuvre respectivement dans la Vergine Annunziata et dans le Noli me tangere.
Dans l’Annunziata, on peut voir l’effet de reconstitution complète du tissu pictural quand on se trouve à une juste distance d’observation ; mais quand on regarde l’œuvre à une distance rapprochée, on ne peut se méprendre sur la nature de l’intervention, rendue évidente par l’orientation parfaitement verticale des coups de pinceau et l’emploi de l’aquarelle, impossible à confondre avec la peinture originale (ou tout au moins antique).
Dans le Noli me tangere, il est possible, à travers la simple atténuation des dishomogénéités chromatiques, de relire les caractères stylistiques fondamentaux de la scène, en particulier la scansion complète des plans en profondeur – avec le bleu de fond qui retrouve sa fonction de plan de fermeture perspective de l’espace – et un rendement chromatique digne d’un grand maître coloriste, plastique et volumétrique.
On pourrait objecter que les œuvres que nous venons de contempler ne se trouvaient dans un état de conservation particulièrement mauvais, et qu’il faudrait, pour mieux en juger, voir si ces techniques fonctionnent tout aussi bien quand les œuvres traitées se trouvent dans un état de dégradation plus grave.
La section comprenant la Salita al Calvario était dans de telles conditions qu’au cours de la première et grande restauration entreprise à la fin du XIXe siècle il a fallu la « détacher », c'est-à-dire la retirer de son support mural originel et la fixer sur un nouveau support mobile.
À part le problème des zones évanescentes ou complètement disparues, surtout celles qui représentaient les soldats escortant Jésus de part et d’autre, on distinguait clairement les traces des briques de la paroi sur laquelle la scène avait été peinte. Après traitement par abaissement chromatique optique, même la croix à l’apparence anormale avait récupéré sa fonction stylistique fondamentale, où le long bras horizontal sert à marquer la profondeur spatiale de la scène.
Du reste, Brandi avait eu l’occasion de démontrer l’efficacité de ces deux techniques à l’occasion des interventions que l’Istituto Centrale del Restauro avait été appelé à réaliser sur d’importants cycles de décoration murale réduits en fragments suite aux bombardements qui avaient eu lieu pendant la deuxième Guerre Mondiale ; c’est même à cette occasion qu’il inventa et expérimenta ces deux techniques, toujours très employées à l’heure actuelle.
Je ne citerai qu’un exemple, tiré de l’une des fresques appartenant au cycle qu’Andrea Mantegna avait peint dans la Chapelle Ovetari de l’église des Erémitiques (Chiesa degli Eremitani) de Padoue. Les premières opérations, précédentes et préparatoires, ont consisté en la recherche des fragments et en leur réassemblage : à cette phase, il fallait décider si l’on était en condition de recomposer l’image concernée, et donc évaluer s’il était possible, à partir des fragments récupérés, d’arriver à une restitution de l’unité potentielle de l’image correcte, c'est-à-dire sans forcer la réintégrabilité, sans courir le risque de faire un faux. En cette occasion, Brandi a préféré employer la technique du tratteggio car plus proche (du moins en apparence) des méthodes traditionnelles de remplissage des lacunes de manière mimétique. Mais avec le temps, la technique de l’abaissement chromatique optique s’est imposée, entre autre parce qu’elle constitue l’unique solution correcte en présence d’indications insuffisantes pour reconstruire le tissu pictural originaire perdu à travers le trattegio.
C’est d’ailleurs la technique de l’abaissement chromatique optique qui a généralement été adoptée quand l’Istituto Centrale del Restauro est intervenu sur la décoration picturale de la Basilique Supérieure de St François à Assise à la suite du tremblement de terre de 1997, aussi bien dans les secteurs qui sont restés à leur place que dans ceux qui ornaient des murs écroulés et étaient donc réduits en fragments minuscules.
Le lendemain du séisme, des 180 m2 de voûte tombés à terre, entrainant dans leur chute des œuvres picturales des plus grands maîtres italiens de l’époque (Torriti, Cavallini, Cimabue, Giotto jeune), ne restait plus qu’un tas de gravats informes, sur lequel des bénévoles, encadrés par des restaurateurs de métier, ont travaillé sans relâche pendant 5 mois pour tenter de récupérer le plus grand nombre de fragments possible, atteignant le résultat inespéré de 300.000 petits morceaux provenant de ces œuvres.
Enfin, faisant référence aux expériences précédentes de Brandi, nous nous sommes consacrés à la seconde phase, celle de la recherche et de la recomposition des fragments en utilisant de manière complémentaire la technique de dérivation archéologique de la recherche des « attaches » et celle du repérage des points de l’image correspondant aux fragments sur la gigantographie grandeur nature de l’œuvre.
Dans le cas d’Assise, l’opération de réassemblage a été rendue difficile par les conditions dans lesquelles se trouvaient les fragments : de dimensions très petites, avec des bords éclatés et des couleurs souvent altérées.
Malgré cela, grâce à l’emploi justement des techniques inventées par Brandi, il a été possible de recomposer une bonne partie des zones écroulées, en particulier celles qui représentent les 8 saints, sur l’arc contigu à la contre-façade, et la Voile de Saint Jérôme voisine.
Une fois les images recomposées avec les fragments recueillis, et considéré que la situation permettait de passer à la phase de conservation et restauration proprement dite, ces derniers ont été transférés des gigantographies sur de nouveaux supports mobiles afin que l’on puisse procéder au rebouchage des zones mises à nues et à la réintégration des lacunes à travers la technique de l’abaissement chromatique optique.
Les images ainsi récupérées ont ensuite été recollées par ancrage à la voûte à l’endroit d’où elles provenaient.
Bien que les peintures murales de la Basilique Supérieure restées en place aient été profondément endommagées (environ 5000m2), le travail de restauration n’a pas duré
plus de deux ans, et le 29 novembre 1999, à la veille du Jubilée de l’An deux mille, on pouvait de nouveau pratiquer le culte dans la Basilique. La recomposition, restauration et remise en place des fragments est arrivée à terme en 2005, et ce que je vous montre à présent en est le résultat final.
Parmi les retombées de l’intervention sur la Basilique d’Assise il y a aussi la mise au point d’un algorithme, pour la prémière fois dans l’histoire de la restauration, permettant de recomposer les fragments à l’aide de l’informatique.